Par Samah Jabr
Chaque agression menée par la machine de guerre israélienne contre le peuple palestinien bénéficie du soutien des grandes plateformes médiatiques internationales, qui falsifient les faits et justifient le «droit d’Israël à se défendre».
En réaction, les médias locaux diffusent des images de Palestiniens couverts de sang, mutilés et sous le choc des bombes, émergeant des décombres causés par les bombardements israéliens.
Ces images sont mises en avant pour apporter la preuve de l’injustice historique faite à notre peuple – et parfois aussi, en raison d’un désir assez condamnable de la part de la presse, de fournir des sensations fortes et d’obtenir plus de “j’aime” et de “partager” sur les plateformes de réseaux sociaux .
Par conséquent, nous voyons une large diffusion de contenus choquants et d’images de personnes en deuil, brisées alors que les corps de leurs proches sont sortis des ruines. Certaines de ces intrusions des médias vont jusqu’à envahir la vie privée des enfants, et les photographient sans leur permission, avec peu de considérations sur leur état psychologique et l’impact que cette image peut avoir sur l’enfant à l’avenir.
Je voudrais également mentionner les points importants suivants, car ils sont souvent laissés de côté :
* La publication de ces images de souffrance viole la vie privée et la dignité des individus et de leurs familles, dans la mesure où les personnes en état de choc, dans une grande détresse, panique et souffrance, ne sont pas en mesure de donner ou refuser en toute lucidité le droit d’être photographiées ou que les images saisies soient publiées.
* L’exposition sur les réseaux d’images sanglantes, avec diverses parties du corps, de traitements humiliants, rivalise dans notre mémoire avec les belles images que nous souhaitons conserver de nos proches. Au lieu de chérir dans notre esprit le sourire rassurant et les belles tenues que nous exposons habituellement à l’occasion de photographies, nous sommes hantés pendant des années après leur disparition par les images les plus douloureuses de nos proches. Cela complique le travail de deuil et de guérison après leur mort traumatisante.
* La diffusion de ces images parmi les Palestinien en temps de guerre produit un sentiment de terreur parmi ceux qui sont encore sous les bombardements et sont exposés à d’autres types d’agression. Cela contribue à affaiblir au moral du public. Cela renforce la guerre psychologique systématique menée contre les civils pour nous terroriser et briser notre volonté.
* N’oublions pas que parmi nous, il y a un grand nombre de personnes des générations passées, qui ont été déjà auparavant durement frappées par la guerre et ont vu beaucoup de disparitions autour d’elles. La diffusion d’images traumatisantes de guerre et de dévastation réveille les blessures de ceux qui ont été autrefois affligés – comme s’ils revivaient l’événement personnellement dans l’ici et maintenant.
* Il arrive que le contenu médiatique traumatisant ait des conséquences psychologiques encore pires, telles que le développement d’une apathie et d’un engourdissement émotionnel face au sang et à la douleur émanant de ces images. Ainsi, ces images perdent leur capacité à produire une réaction humaine de la part de ceux qui les voient – qui mangent calmement une pizza en regardant ces images sur leur écran télévision…
* Il convient de noter que la présence de caméras peut amener les gens à masquer leurs véritables sentiments dans une volonté de retenir ses émotions devant un public. Nous voyons une femme retenir ses larmes malgré son deuil, voulant malgré tout envoyer à ceux qui la regardent un message de fierté et de courage.
* Il est évident que les régimes officiels du monde occidental qui contrôlent la politique mondiale et sont complices du projet colonial israélien, ne sont pas affectés par les images de notre souffrance. Ils verront plutôt ces images comme de pathétiques efforts pour susciter la compassion. Ceux qui, dans le monde, sont solidaires de notre cause n’ont pas besoin de ces images déchirantes pour nous soutenir. Ils fondent leur solidarité sur leur connaissance de l’Histoire, du récit palestinien et des faits sur le terrain.
Les Palestiniens ont besoin de la solidarité de ceux qui nous considèrent comme des sujets volontaires et actifs, des combattants pour la liberté et non comme des victimes sanguinolentes.
Mon appel à “ceux qui manipulent les caméras” est de les exhorter à être responsables face au sang et à la douleur des Palestiniens. Je leur demande d’essayer de transmettre les faits d’une manière qui honore nos sacrifices et nous rende justice en tant que Palestiniens – que ce soit comme sujets de photographies ou spectateurs.
Mon appel au public est de s’abstenir de publier des contenus médiatiques traumatisants qui ne respectent pas la dignité et le bien-être humains, et de faire en sorte que ces contenus ne soient plus diffusés.
Auteur : Samah Jabr
* Samah Jabr est médecin-psychiatre et exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l'Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé. Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est Professeur adjoint de clinique, à George Washington. Elle est également une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts - Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
24 mai 2021 – Middle East Monitor – Traduction: Chronique de Palestine – Lotfallah