Par Samah Jabr
Dans le contexte de l’agression en cours à Gaza, un nouveau phénomène psychologique apparaît :des milliers d’enfants sont privés de leur enfance et assument le rôle d’adultes après avoir perdu leur père et leur mère.
L’agression en cours sur Gaza a laissé des dizaines de milliers d’enfants orphelins d’un ou de deux parents et près d’un million d’enfants déplacés, les obligeant à renoncer à jouer et à étudier et les poussant à s’engager dans des responsabilités qui dépassent leur âge.
Dans cet environnement difficile, ces enfants se transforment en « petits soutiens de famille » dans une tentative désespérée de combler le vide laissé par l’absence des adultes.
Cependant, l’énorme fardeau psychologique que représentent ces rôles peut laisser dans leur âme des blessures profondes qui dureront toute leur vie.
Scènes de la réalité douloureuse de Gaza
Dans les rues de Gaza, les caractéristiques de cette tragédie quotidienne sont clairement visibles : nous voyons un enfant d’à peine dix ans travailler pour porter des sacs de farine de 25 kilogrammes sur ses petites épaules, en échange de quelques shekels pour nourrir ses frères et sœurs après le martyre de son père et la perte de sa mère.
Nous voyons un autre enfant de douze ans porter constamment son petit frère sur son dos, pour s’occuper de lui après le martyre de sa mère.
Nous voyons également une fillette de dix ans parcourir chaque jour de longues distances pour aller chercher de lourds gallons d’eau, et une autre porter sur son épaule sa sœur qui ne peut pas marcher et qui est plus âgée qu’elle, à la recherche d’un endroit sûr.
Un autre enfant réconforte sa mère veuve, endeuillée et blessée, incapable de se tourner vers lui, pour l’encourager et la réconforter.
Ces exemples ne sont pas des cas individuels ; ce sont des images quotidiennes qui reflètent la triste réalité vécue par des centaines de milliers d’enfants à Gaza, qui ont été privés de leur enfance et de leur dépendance naturelle à l’égard de leurs parents sous le poids du génocide qui n’a laissé aucune famille indemne.
Dimensions psychologiques de la tolérance des enfants à l’égard du rôle de leurs parents
Les rôles imposés aux enfants en temps de guerre ont des conséquences psychologiques complexes et difficiles à surmonter. Le stress auquel ces enfants sont exposés est un type de stress psychologique grave et persistant qui dépasse la capacité physique et psychologique de l’enfant à y faire face.
Ce type de stress affecte le développement sain du cerveau et les liens émotionnels normaux de l’enfant. Les enfants soumis à ce stress perdent leur capacité de concentration et d’apprentissage et ont tendance à se retirer socialement, ce qui nuit à leur développement psychologique et cognitif.
Bien que le fait de confier aux enfants des responsabilités adaptées à leur âge et à leurs capacités puisse améliorer leur confiance en eux et contribuer à leur développement, les enfants qui assument des rôles qui dépassent leur âge les privent de la possibilité de construire leur identité psychologique et sociale d’une manière saine.
Au lieu de s’explorer par l’éducation et le jeu, ils se retrouvent coincés dans des responsabilités qui ne correspondent pas à leurs capacités. Plus tard, ces enfants éprouvent des difficultés à se définir au-delà des rôles de soutien de famille et de soignant qui leur ont été imposés par la guerre.
Un autre aspect psychologique de cette souffrance est la suppression des émotions et les sentiments chroniques de culpabilité, car les enfants sont obligés de réprimer leurs sentiments pour ne pas paraître faibles devant leurs frères et sœurs, ce qui accroît leur sens des responsabilités et les accable psychologiquement.
Ces enfants se sentent coupables chaque fois qu’ils ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de leur famille, et ce sentiment peut conduire à des troubles anxieux et à la dépression à l’avenir.
Les enfants sont également soumis à ce que l’on appelle la « normalisation de la souffrance », où la violence et la souffrance deviennent une partie normale de leur vie quotidienne. Cette normalisation rend les enfants incapables de reconnaître une enfance normale, ce qui exacerbe leur souffrance psychologique et augmente leur exposition à des risques disproportionnés par rapport à leur âge.
Par exemple, nous avons entendu un enfant dire que « les enfants ne grandissent pas à Gaza » en réponse à la question : « Que feras-tu quand tu seras grand ? »
En outre, les enfants qui jouent le rôle de soignants dans leur famille ont des difficultés à établir des relations saines à l’avenir. Pour eux, les concepts d’amour et de soins sont associés au fait de porter de lourds fardeaux, ce qui les pousse à trop donner ou à éviter de s’engager dans des relations amoureuses de peur de retomber dans le piège de la responsabilité.
Difficultés de l’intervention psychologique sous les bombardements
Dans ce contexte désastreux, l’intervention psychologique est une nécessité urgente, mais sa mise en œuvre dans un environnement soumis à des bombardements et à un siège est extrêmement difficile.
Le soutien psychologique ne peut être fourni efficacement sous un bombardement continu, car les enfants sont privés d’un environnement sûr dans lequel ils peuvent absorber les traumatismes et s’en remettre.
En outre, les coupures d’électricité et d’Internet et la destruction massive des infrastructures empêchent de fournir une assistance efficace depuis l’extérieur de la bande de Gaza.
Même lorsque des séances de psychothérapie sont disponibles, les thérapeutes ont du mal à faire des progrès durables en raison de la peur, de la faim, des déplacements et de l’instabilité qui règnent en permanence. Un enfant ne peut pas se remettre du traumatisme de la perte de ses parents alors qu’ils sont menacés de mort ou de déplacements à tout moment.
Si les programmes de psychothérapie sont importants, ils doivent être intégrés aux efforts communautaires et internationaux visant à protéger les enfants et à restaurer le sentiment de sécurité qu’ils ont perdu.
Moyens d’intervention et soutien psychosocial
Pour atténuer les souffrances de ces enfants, il faut leur apporter un soutien global afin qu’ils retrouvent un rôle normal et un équilibre psychologique et social.
Outre le traitement psychologique, l’allègement du fardeau des enfants passe par l’octroi d’une aide financière directe aux familles touchées et par l’encouragement des membres de la communauté à s’occuper de ces enfants, afin d’éviter qu’ils ne soient contraints de travailler dès leur plus jeune âge.
La communauté locale doit également être impliquée dans la prise en charge et la tutelle de ces enfants. Les membres de la communauté peuvent être formés pour apporter un soutien psychologique aux enfants, en plus de créer des centres communautaires qui offrent aux enfants des activités sportives et artistiques qui les aident à s’exprimer.
Des environnements éducatifs sûrs doivent également être mis en place afin de réintégrer les enfants dans les écoles et de compenser les pertes éducatives dues à la guerre.
Ces efforts doivent être intégrés aux campagnes internationales qui font pression pour mettre fin au génocide et garantir l’accès humanitaire à Gaza.
La « force » dont font preuve les enfants de Gaza pour supporter leur fardeau n’est pas toujours une source de fierté, mais plutôt un appel à l’aide qui reflète la profondeur de la souffrance qu’ils éprouvent. Ces enfants ont besoin d’un véritable soutien qui leur rendra leur enfance volée et leur donnera la possibilité de grandir normalement dans un environnement sûr où leurs droits fondamentaux sont respectés.
Restaurer leur enfance n’est pas un luxe, mais une nécessité urgente pour assurer un avenir sain à la société palestinienne.
Auteur : Samah Jabr
* Samah Jabr est médecin-psychiatre et exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l'Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé. Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est Professeur adjoint de clinique, à George Washington. Elle est également une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts - Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
28 octobre 2024 – Al-Quods News Network – Traduction : Chronique de Palestine – Traduction : Éléa Asselineau
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