Par Jonathan Cook
La question du commerce entre Israël et des régimes voyous a de nouveau été mise en lumière après des révélations selon lesquelles le pays enverrait des armes à la Birmanie, au mépris de l’embargo américain et européen sur les armes.
Le mois dernier [septembre 2017], la Birmanie a été condamnée par les Nations Unies suite à ce que l’organisation a décrit comme un « exemple typique d’épuration ethnique » ciblant les Rohingyas, une minorité musulmane. Plusieurs centaines de milliers de Rohingyas auraient fui vers le Bangladesh voisin au cours des dernières semaines, après que des cas d’incendies de villages entiers, de massacres et de viols systématiques ont été avérés.
Si Israël n’a pas divulgué les détails de ses liens avec le gouvernement militaire birman, les archives publiques montrent cependant que le pays a vendu des patrouilleurs, des armes et des équipements de surveillance à l’armée birmane. Les forces spéciales birmanes ont également été formées par des Israéliens.
Des groupes de défense des droits de l’homme s’apprêtent à organiser une manifestation devant le parlement israélien le 30 octobre pour réclamer l’arrêt immédiat des ventes d’armes à la Birmanie.
Les entreprises israéliennes ont également rompu avec la ligne adoptée par les États-Unis et l’Europe en fournissant des armes et du matériel de surveillance à des milices au Soudan du Sud, où une guerre civile fait rage depuis fin 2013. Environ 300 000 Soudanais auraient été tués au cours des combats.
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Eitay Mack, avocat des droits de l’homme, a soumis une série de pétitions aux tribunaux israéliens dans le but de mettre en lumière les détails du commerce entre Israël et ces régimes. Il a expliqué que ces affaires étaient destinées à accélérer les enquêtes sur les crimes de guerre commis par les responsables et les entrepreneurs impliqués.
« De nombreux États occidentaux vendent des armes, mais ce qui est unique à propos d’Israël, c’est que partout où des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sont commis, Israël est présent », a indiqué Mack à Al-Jazeera.
« Les entreprises qui vendent des armes et les responsables qui approuvent silencieusement le commerce doivent être tenus responsables. Sinon, pourquoi ces pratiques s’arrêteraient-elles un jour ? »
Une collusion avec de nombreux massacres, génocides
Selon Mack, la collusion entre Israël et l’armée birmane s’inscrit dans une logique d’aide apportée à des régimes voyous qui remonte à plusieurs décennies et reflète l’importance du commerce d’armes pour l’économie israélienne.
Au cours de l’été, il a été révélé que les responsables de la défense israélienne approuvaient 99,8 % des demandes de licence d’exportation d’armes.
En plus d’alimenter la violence qui touche actuellement la Birmanie et le Soudan du Sud, Israël a été accusé d’avoir fourni clandestinement des armes utilisées au cours d’épisodes notoires de génocide et de nettoyage ethnique, notamment au Rwanda, dans les Balkans, au Chili, en Argentine, au Sri Lanka, à Haïti, au Salvador et au Nicaragua. Israël a également cultivé des liens étroits avec l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, a noté Mack.
Yair Auron, chercheur spécialiste des génocides à l’université ouverte d’Israël, a déclaré que l’approvisionnement en armes par Israël de régimes tels que la Birmanie devait être comparé à l’envoi d’armes à l’Allemagne nazie durant l’Holocauste.
« Ces ventes font de moi et de tous les Israéliens des criminels, car ces armes sont envoyés en notre nom, a-t-il déclaré à Al-Jazeera. Nous encourageons le génocide. »
Les efforts déployés par les groupes de défense des droits de l’homme pour faire la lumière sur la collusion entre Israël et la Birmanie ont jusqu’à présent été contrecarrés par les autorités et les tribunaux israéliens.
Le quotidien Haaretz a accusé le ministre de la Défense Avigdor Lieberman d’avoir « menti » lorsqu’il a affirmé au parlement le mois dernier que la politique israélienne en Birmanie s’accordait avec celle du « monde éclairé ».
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Les responsables ont refusé de divulguer des informations sur les exportations d’armes destinées au gouvernement militaire le mois dernier lors d’une audience devant la Cour suprême israélienne, suite à une pétition visant à stopper les ventes. Les avocats de l’État ont insisté pour que les sessions se tiennent à huis clos lors des discussions sur les relations avec la Birmanie.
Les trois juges qui ont entendu l’affaire ont délivré une ordonnance de non-publication pour empêcher la divulgation de leur décision, pour beaucoup favorable à la poursuite des ventes d’armes. Ils ont justifié la censure par le fait que toute publicité risquait d’endommager les relations extérieures d’Israël.
À la fin de l’année dernière, le même tribunal a rejeté une pétition exigeant la publication par les autorités de documents démontrant le rôle d’Israël dans l’armement des forces serbes qui ont perpétré des massacres contre des Bosniaques dans les années 1990.
Les militants sont en attente d’audiences dans de nombreuses autres affaires portant sur le Soudan du Sud, le Rwanda, le Chili, Haïti et l’Argentine.
En août, des responsables israéliens ont soutenu devant la Cour suprême que les exportations du pays destinées à des milices au Soudan du Sud étaient « légales ».
Les preuves donnent à penser qu’Israël a vendu des fusils et de l’équipement de surveillance à des milices et à l’armée au Soudan du Sud. Un rapport de l’ONU a fait état d’une utilisation généralisée des fusils Ace et Galil de fabrication israélienne dans ce pays.
« Aucun contrôle » du trafic d’armes
La semaine prochaine, la Cour suprême devrait statuer sur une pétition au sujet de l’implication d’Israël au Rwanda, où le pays aurait armé les Hutus, qui ont mené des attaques génocidaires contre les Tutsis.
Mack a noté que seulement une poignée de responsables au ministère israélien de la Défense supervisaient quelque 400 000 permis délivrés annuellement pour les ventes d’armes. « En pratique, cela signifie qu’il n’y a aucun contrôle », a-t-il poursuivi.
Dans le même temps, les entreprises israéliennes sont autorisées à vendre des armes à quelque 130 pays, bien que des militants affirment qu’Israël entretient des relations secrètes avec d’autres États.
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Israël est le seul grand exportateur d’armes à avoir constamment résisté à la tendance mondiale à la baisse des ventes d’armes. En mars, on a rapporté que le commerce d’armes entretenu par Israël en 2016 s’est élevé à 6,5 milliards de dollars, contre 5,7 milliards de dollars l’année précédente. Un bond de 70 % des ventes en Afrique a notamment été enregistré.
Des États africains accusés de violations généralisées des droits de l’homme faisaient partie des plus de 100 pays qui ont assisté en juin à l’Israel Defence Exhibition, un salon commercial de l’armement.
Malgré sa petite taille, Israël serait le sixième pays exportateur d’armes au monde – et le premier par habitant.
Cela a fait des ventes d’armes une partie intégrante de l’économie israélienne, pouvant représenter jusqu’à 8 % du produit intérieur brut. On estime que 100 000 ménages israéliens dépendent de l’industrie de l’armement.
John Brown, journaliste d’investigation pour le journal Haaretz qui écrit sous un pseudonyme, a fait état d’une longue histoire de ce qu’il a décrit comme la « diplomatie de l’Uzi », en référence à la mitraillette israélienne qui est devenue une arme de prédilection des forces de sécurité du monde entier à partir des années 1960.
« Si un pays souhaite les meilleures armes, il s’adressera probablement aux États-Unis et à l’Europe. Mais lorsque personne d’autre ne souhaite lui en vendre, alors ce pays se tournera vers Israël », a-t-il expliqué à Al-Jazeera.
« Les bénéfices pour Israël ne se mesurent pas seulement en retombées financières. Les alliances diplomatiques et stratégiques qu’Israël peut tirer de ce commerce d’armes sont souvent encore plus importantes. »
Un intermédiaire pour l’acheminement de drones
Selon Mack, l’indignation internationale croissante face au sort de la communauté musulmane en Birmanie représente une occasion de mettre en lumière le rôle de longue date d’Israël dans le soutien à des régimes engagés dans des opérations de nettoyage ethnique et de génocide.
Formulant ce qui ressemblait à une réprimande rare adressée à Israël, l’ambassadrice américaine à l’ONU Nikki Haley a déclaré le mois dernier : « Tout pays qui fournit actuellement des armes à l’armée birmane doit suspendre ces activités jusqu’à ce que des mesures de responsabilisation suffisantes soient mises en place. »
Bien que les tribunaux israéliens aient bloqué l’accès à des documents susceptibles de faire la lumière sur les armes qui ont rallié la Birmanie, des activistes ont pu identifier certaines transactions à partir de sources publiques.
En septembre 2015, Min Aung Hlaing, commandant de l’armée birmane, a posté sur les réseaux sociaux les détails d’une « virée shopping » en Israël, qui a notamment inclus des visites chez des fabricants d’armes israéliens de premier plan et une rencontre avec le chef d’état-major de l’armée israélienne, Gadi Eizenkot.
Un an plus tard, Michael Ben Baruch, un responsable du ministère israélien de la Défense en charge des exportations, s’est rendu en Birmanie pour rencontrer les haut gradés de l’armée afin de signer un contrat portant sur des patrouilleurs.
Peu de temps après, le site web de TAR Ideal Concepts, une entreprise israélienne, a posté des images de son personnel en train de former des membres des forces spéciales birmanes et de leur enseigner la manipulation de fusils CornerShot de fabrication israélienne.
D’autres analystes ont laissé entendre qu’Israël servait également d’intermédiaire pour l’acheminement vers la Birmanie d’armes chinoises, dont des drones, permettant ainsi à Pékin de contourner l’embargo.
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« Il n’y a pas de prescription pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité ; nous continuerons donc de mettre les responsables israéliens sous pression jusqu’à ce que le commerce prenne fin, a soutenu Mack. Ils devront subir régulièrement une “marche de la honte” dans les tribunaux, où ils seront forcés à expliquer leurs politiques et les raisons pour lesquelles les documents restent secrets. »
Il a noté que le succès d’Israël en matière de commerce d’armes était intimement lié aux cinq décennies d’emprise sur les territoires palestiniens occupés.
« Les compagnies israéliennes exploitent la longue expérience d’Israël dans cette région pour vendre des armes en faisant valoir que les armes et la formation ont été testées dans des conditions réelles. »
Brown a expliqué qu’Israël semblait indifférent à l’égard des victimes de la violence qu’il a contribué à attiser. Ce comportement a été particulièrement évident au cours de la « guerre sale » qui a sévi en Argentine pendant une grande partie des années 1970, durant laquelle 30 000 activistes de gauche ont « disparu », a-t-il précisé. Israël aurait alors fourni au gouvernement militaire local environ 700 millions de dollars d’armes.
« Parmi les victimes, probablement 2 000 étaient des Juifs argentins, a-t-il poursuivi. Israël savait que les armes qu’il vendait étaient retournées contre les Juifs, mais cela ne l’a pas empêché de continuer ses ventes d’armes. Cela n’avait tout simplement aucune importance. »
* Jonathan Cook a obtenu le Prix Spécial de journalisme Martha Gellhorn. Il est le seul correspondant étranger en poste permanent en Israël (Nazareth depuis 2001). Ses derniers livres sont : « Israel and the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the to Remake the Middle East » (Pluto Press) et « Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair » (Zed Books). Consultez son site personnel.
23 octobre 2017 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Valentin B.